Egocène ou ego scène ?

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Qu’est-ce qu’une vie réussie ? 13 % des Français pensent que c'est « une vie qui s’enrichit par la relation aux autres ». Ils sont deux fois plus nombreux à répondre : « aisance financière et confort matériel ». Par ailleurs, deux-tiers des personnes pensent que « l’on ne se méfie jamais assez d’autrui ». Autant que ceux qui disent : « acheter contribue fortement au bonheur ». Tel est le résultat d’une étude menée auprès de deux mille Françaises et Français âgés de 18 à 70 ans par L’Obsoco, un cabinet privé de conseils et d’études.

Dès lors, Vincent Cocquebert en déduit que de nos jours, « je » est devenu un consommateur narcissique : celui qui commande puis évalue le monde de son canapé. Aux aventures collectives du passé se substituent les petits récits du soi et du quotidien : ceux que l’on poste sur Facebook, Instragram, TikTok. Les marques surfent sur un individualisme exacerbé. « Créez la salade qui vous ressemble ! » ose un traiteur qui remplit les rayons frais des grandes surfaces en France. « Promis, ça vaut la peine d’être vécu ! » ajoute un site de rencontres. Alimentaire ou amoureux, le produit doit être calibré pour nous rendre heureux.

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Dans la foulée, Vincent Cocquebert imagine que l’on pourra bientôt se marier avec soi-même - mais Valérie Bodocco a déjà organisé la cérémonie. En fait, le monomariage a été inventé trente ans plus tôt : Linda Baker s’est passée la bague au doigt dans un bar de Santa Monica, en Californie, en décembre 1993. Puis la série Sex and the city a popularisé le rituel en 2003. Non reconnu par la loi, le mariage avec soi séduit les femmes. Après #Metoo, les manuels de développement personnel prônent l’auto-assistance. 2019 : l’actrice Emma Watson se voit comme « sa propre partenaire ». La rappeuse Lizzo ajoute : « Je suis mon âme sœur, je sais comment m’aimer, je ne suis jamais seule ».

Face à l’injonction de s’aimer, le corps devient l’étendard du culte de soi. Vincent Cocquebert appelle packaging identitaire les activités qui consistent à entretenir son corps : sport et chirurgie esthétique. Façonné, stylisé, le corps est à la fois une vitrine et une carapace. Et plus l’individu se contrôle, plus la désespérance pointe ici et là. La salade a un goût amer en bouche. Le partenaire déçoit. La silhouette fait pâle figure dans le miroir. Qu’il explose ou se consume, l’individu cherche l’issue de secours. En France, chaque année, 13 000 personnes « quittent leur vie » sans laisser de traces.

Bilan : l’egocène est une ère mortifère où ni l’auto-hypnose, ni la méditation, aucune technique de bien-être ne parviennent à enrayer la spirale de la dépression. Comment en sortir ? Vincent Cocquebert ouvre une piste : « retrouver le sens de notre dépendance les uns envers les autres ».

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Problème : au XXIe siècle, il faut être capable d’initiatives, se montrer entreprenant, faire preuve d’autonomie, et même « avoir la niaque ». Ainsi en a décidé l’idéologie libérale. Laquelle rompt avec l’ère industrielle qui codifiait les rapports hiérarchiques entre patrons et salariés, hommes et femmes, adultes et enfants. Hier, être dépendant signifiait obéir. Aujourd’hui, être « assisté » suscite la réprobation. Hier, aujourd’hui : l’individu tient deux patates chaudes. Il ne veut ni se débrouiller seul, ni s’en remettre à un supérieur. Son désarroi le pousse vers des thérapies. Chacune a ses recettes. Chacune a ses rituels. Chacune a ses éléments de langage. Faire confiance à un gourou ? Se fondre dans la communauté ? Tiraillé entre confiance et défiance, homo sapiens ne sait plus sur quel pied danser.

Alors voici peut-être le moment de revisiter le terme individualisme. L’individu qui commande le monde en pianotant sur un écran n’est jamais qu’un maillon dans une chaîne : celle qui relie les data-centers de Facebook au compte offshore d’un milliardaire en passant par le supermarché, le site de rencontres et la banque. Au même moment, le salarié qui, aux États-Unis, négocie une hausse de salaire de 25 % puis fait plier trois constructeurs automobiles avec l’appui du syndicat gagne un brin de liberté. En fait, ni l’ego ni le groupe ne sont la panacée. Seuls des allers et retours entre collectifs et solitudes forgent les personnalités. L’individualisme, c’est peut-être une manière de se faufiler en société. Cela s’apprend un peu à l’école, parfois en famille, souvent sur le tas. Mieux vaut faire de belles rencontres pour apprendre à le pratiquer.

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Aux humains qui ne savent plus sur quel pied danser, voici une idée : s’élancer sur la piste. Seul, en duo, en trio, en quatuor, la danse est un art qui symbolise les liens qui se nouent et se dénouent entre les humains. Sur scène ou en studio, on peut faire cavalier seul, puis se laisser porter par son (ou sa) partenaire. Une telle gymnastique du corps et de l’esprit prend sa source au sol. Elle joue avec les dépendances, tout comme avec la performance. Dansons, dansons, sinon nous sommes perdus ! lançait la chorégraphe Pina Bausch aux danseurs professionnels ou amateurs.

Et les massages ? Au Centre de bien-être Le Corps S’éveille, nous avons mis au placard les massages qui maternent, enveloppent, cocoonent, infantilisent, isolent. Car nous pensons qu’un massage est un temps pour soi (ego), mais aussi une piste de danse (scène). D’abord, le corps et l’esprit retrouvent leurs appuis. Puis le praticien esquisse un mouvement. De glisser à pétrir, en passant par balancer ou étirer, chaque geste est un élan pour la personne massée. Plus ou moins tonique, un massage règle la distance. Deux heures plus tard, la personne ressort avec une énergie toute neuve. Après un bien-être en duo, elle vole de ses propres ailes. En fait, un massage éveille les sens et les idées. La suite s’écrit hors du cabinet.

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En lieu et place de l’egocène, nous suggérons à Vincent Cocquebert d’expérimenter la vie en mouvement. À la maison ? Au bar ? Au jardin ? En balade ? Sur une piste de danse ? Après la sieste ? Sur le terrain ? En rendez-vous ? Chez un(e) ami(e) ? Sur une table de massage ? Il serait dommage d’attribuer une place aux femmes et aux hommes du XXIe siècle. Car chacun est ici et ailleurs, dedans et dehors, seul et multiple, porteur et porté, mobile et figé, au fil des saisons et des années.

Cher essayiste, la vie est moins triste que vous ne pensez.

• Uniques au monde. De l’invention de soi à la disparition de l’autre. Un essai de Vincent Cocqueret publié aux éditions Arkhê.

• Vincent Cocquebert, essayiste : « À l’ère de l’egocène, on veut un monde qui soit le reflet de notre moi ». Interview de Vincent Cocquebert par Valentine Faure dans Le Monde du 28 octobre 2023.

• Valérie s’est mariée avec elle-même : la tentation de la sologamie. Article de Maroussia Dubreuil dans Le Monde du 28 octobre 2023.